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Notes sur la science-fiction de Mœbius

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L’auteur de bande dessinée Mœbius (pseudonyme de Jean Giraud) a souvent été qualifié de novateur dans le domaine de la science-fiction. Ses innovations ont davantage concerné le plan esthétique et narratif que thématique. Investi dans la bande dessinée, mais aussi dans le travail visuel au cinéma et dans l’animation, il a traité certains thèmes de la science-fiction d’une manière particulière, fortement marquée à la fois par la littérature et par la subculture underground hippie, notamment dans la revue qu’il a cofondée en 1975, Métal hurlant. Cette culture a aussi eu un retentissement sur son esthétique, largement reprise des paysages et des topoï du western dont il a illustré l’une des séries-phares, Blueberry. Cette esthétique est aussi caractérisée par une géométrisation du décor et un travail sur les formes organiques également perceptibles dans les films sur lesquels il a travaillé. Enfin, ses bandes dessinées détournent les clichés de la science-fiction pour élaborer une narration sinueuse, ménageant plusieurs niveaux de réalité qui correspondent aux enseignements anthropologiques d’un courant néo-chamanique californien, comme reflet d’une quête initiatique vers une intériorité complexe, qui demande de prendre des voies inhabituelles.

“La Déviation” (1973), “Arzach”, Les Humanoïdes associés, 2000.

Genres de science-fiction

La science-fiction de Mœbius, très reconnaissable, diffère des bandes dessinées classiques de science-fiction tout en conservant de fortes attaches avec le genre. Mis à part quelques excursions isolées, l’essentiel de ses récits relève du space opera. Parmi les exceptions, citons la catastrophe atomique avec « Variation n° 4070 sur « le » thème » (Métal hurlant, 1978), dont l’aspect charbonneux s’accorde bien avec l’humour noir pour dénoncer l’absurdité de la guerre, et bien sûr « La Déviation », récit de sept planches signé Gir (Pilote, 1973, paru dans l’album du même titre en 1980, repris dans l’édition 2000 d’Arzach). Cette parodie de voyage en famille est la traversée d’une France post-atomique, avec géants de surface, pique-nique au bord du chemin (qui rappelle le titre du roman des frères Strougatski, traduit en français seulement en 1981, par une sorte de plagiat par anticipation cher à Pierre Bayard) et autres épisodes épiques. Le cyberpunk fait aussi partie des exceptions marquantes, avant la lettre avec « The long tomorrow » sur un scénario de Dan O’Bannon, puis dans le cycle de L’Incal, sur des scénarios du réalisateur chilien Alejandro Jodorowsky.

“Le Garage hermétique” (1980), Les Humanoïdes associés, 1988, 2012, p. 72.

Le space opera se taille la part du lion dans son œuvre, suivant deux versants aux frontières peu étanches, l’humour et l’ésotérisme. Superbement représenté par Arzach (1976), le sous-genre inspire dans sa forme humoristique de courts récits sur les particularités exotiques, ceux sur les fleurs de Paradis 9, ou encore les mésaventures de touristes terriens dans « Escale sur Pharagonescia ». Sur l’autre versant, l’accent est mis sur la découverte de planètes inexplorées dans le cycle du Monde d’Edena (1983-2001), qui débouche sur la vision d’une société dystopique. Cependant, ces thèmes, aussi traités par Druillet, Nicollet, Bilal, ou Montellier, ne sont qu’esquissés, servant de cadre désincarné. Cette imprécision place ces récits loin des dystopies politiques de Bilal, les éléments de science-fiction paraissant n’être que de purs signifiants pour un signifié fuyant et évasif. Cette dimension est particulièrement évidente dans la jubilation avec laquelle les mots-fictions sont créés pour donner un « effet science-fiction » qui signale le genre sans nécessité de construire un référent imaginaire, pour le seul plaisir de générer des dialogues parodiques ou des situations étranges, dans Le Garage hermétique comme dans le Monde d’Edena.

Le versant plus mystique du space opera se déploie davantage dans les récits de quête dans les niveaux de réalité. Ces différents niveaux de réalité oscillent entre le thème des mondes parallèles dans Le garage hermétique, et des représentations mystico-chamanique de l’univers dans les autres cycles. L’exploration des « faux univers » trahit des influences littéraires contemporaines, aussi bien celle de Philip K. Dick que le multivers de Michael Moorcock (dont il reprend le nom d’un de ses héros emblématiques, Jerry Cornelius). Recourant à l’humour à travers la trivialité et les rebondissements multiples, le cycle de L’Incal (1981-1988) prétend également décrire un cheminement mystique proposé par Jodorowsky. Le Monde d’Edena contient des visions présentées comme autant d’expériences sur un plan supérieur, d’accès à un monde où se jouent des forces cosmiques. L’expérience des psychotropes est réinterprétée en cheminement intérieur, retranscrit sous forme d’un symbolisme où les figures androgynes en robes longues voisinent avec des motifs de crânes mexicains, en des visions d’une précision hallucinatoire, notamment dans le portfolio 40 days dans le Désert B (1999). Les planètes imaginaires constituent autant de mondes intérieurs investis par l’ésotérisme. Le space opera, plutôt qu’un cadre pour des intrigues politiques ou des explorations scientifiques, est surtout un prétexte à créer des décors exotiques et époustouflants, et à établir une esthétique.

“Escale sur Pharagonescia” (1980), Les Humanoïdes associés, 2006.

Esthétique visuelle
Les critiques ont beaucoup parlé du trait virtuose et du graphisme mouvant du dessinateur. Si Thierry Groensteen reconnaît une « dialectique de la hachure et du point qui constitue le fondement du « style Mœbius » »1, Bruno Lecigne souligne « l’hétérogénéité plus générale de l’œuvre de Mœbius : schématisation, épure, croquis inachevé, ou, au contraire, sophistication, impeccable finition technique, arabesques… »2. Ce dessin protéiforme induit « une esthétique en miettes » où «  il n’y a que des variations mais pas de référents »3. Si ce trait se distingue du dessin signé Jean Giraud pour la série Blueberry, force est de reconnaître une continuité dans le paysage, alliant familiarité et étrangeté, les déserts du Far West se voyant transposés sur d’autres planètes, déroulant les plaines de Californie ou les canyons de l’Arizona. Cette coexistence entre la science-fiction et le western se retrouve jusque dans les motifs de personnages à cheval, et la reprise humoristique du casque colonial du major Grubert, comme personnage d’un autre temps projeté dans un monde futuriste.

Cette continuité est peut-être à lier à l’influence plus particulière, dans le dessin de Mœbius, de l’art psychédélique et de la bande dessinée underground (qui ont aussi fortement influencé Caza pour son premier album chez Losfeld, Kris Kool) : pointillés et hachurage fin (influence de Crumb), couleur directe (systématisée par Bilal), avec des coloris repris à Rick Griffin et Victor Moscoso (Arzach), cartouches ornementés proches des dessins d’Alton Kelley (Le Garage hermétique), personnages caricaturaux inspirés des Freak Brothers de Gilbert Shelton. Cette liberté et cette ouverture au délire se manifeste d’autre part dans le travail sur l’organique, qu’il s’agisse des métamorphoses (souvent associées à la hideur) ou de la morphologie des extraterrestres, travail déjà présent chez Mézières. Lié à un érotisme ambivalent dans « L’Homme es-il bon ? » ou L’Incal, ce jeu sur la forme organique est également visible dans Alien (Ridley Scott, 1979) et surtout Abyss (James Cameron, 1989) avec ses diaphanes créatures aquatiques semées de points lumineux.

“Tueur à gages” (1978), “Les Vacances du Major”, Les Humanoïdes associés, 2006.

Les apports les plus visibles de l’esthétique de Mœbius sont ainsi sans doute à lire dans le rapport entre ses bandes dessinées et le cinéma4. Le cyberpunk, dont l’acte de naissance se confond avec la parution du Neuromancien de William Gibson (1984), est ainsi préfiguré par « The long tomorrow » (1976), ses décors urbains de cités à l’architecture détaillée et profuse, et les cases fourmillant de détails de mégalopoles surpeuplées. Le scénariste, Dan O’Bannon, « y imagine l’enquête d’un privé dans une cité du futur vertigineusement verticale. Avec ses taxis volants, son mix crépusculaire de polar hard-boiled et de SF crado, et son héros désabusé aux prises avec d’excitantes femelles « de la haute » souvent dangereuses, The Long Tomorrow a profondément inspiré l’imaginaire science-fictionnesque pour les vingt années à venir5. » La vision du dessinateur influence ainsi les décors du film Blade Runner de Ridley Scott (1982). L’Incal et les aventures de John Difool reprennent avec une faune interlope cette esthétique désormais qualifiée de cyberpunk.

Avec la collaboration de Mœbius au film Tron de Steven Lisberger (1982), c’est la géométrisation du décor qui est systématisée dans Tron, les lignes formant un circuit imprimé lumineux. Cette géométrisation projetée en trois dimensions se retrouve liée à une dimension spirituelle dans la prédilection pour les images de cristaux, dans les portfolios Venise céleste (1984), Cristal saga (1986), et aussi dans une série dont il est le scénariste, Altor, illustrée par Marc Bati. Par ses apports esthétiques, aussi bien en bande dessinée qu’au cinéma ou dans l’illustration, Mœbius apparaît comme un « démiurge », un créateur d’univers. On en oublierait presque qu’il est aussi un maître de l’espace narratif de la bande dessinée, qu’il a également contribué à bouleverser dans les années 1970.

Narration
En termes de narration, l’exemple le plus largement connu d’originalité dans son œuvre est sans aucun doute Arzach. Album composé en grande partie de courts récits muets, Arzach réclame un découpage rigoureux et parfaitement lisible6. Le tour de force semble affirmer la victoire du visuel sur la narration, mais prouve en fait leur irréductible interdépendance. La mise en page décorative est en effet loin d’être gratuite, et ordonne les éléments utiles à la narration en une utilisation rhétorique de la planche7.

“Le Garage hermétique”, p. 59.

Mais c’est le diptyque formé par Les Vacances du Major et Le Garage hermétique (ce dernier album formant un récit-feuilleton de 112 planches) qui a suscité le plus de commentaires critiques8. Major fatal « se développe en rhizome au départ de prémisses absolument arbitraires et loufoques »9. Mœbius parle lui-même de façon imagée de son ambition à renouveler le cours du récit : « On peut très bien imaginer une histoire en forme d’éléphant, de champ de blé, ou de flamme d’allumette soufrée »10. Fondée sur l’improvisation narrative et l’ellipse, l’élaboration aléatoire du récit trouve peu d’exemples de comparaison, sinon les albums postérieurs Ici Même de Forest et Tardi, ou Lapinot et les carottes de Patagonie de Lewis Trondheim. Les lecteurs peuvent toujours se raccrocher aux nombreux topoï des genres : « a posteriori, on peut y lire un travail assez systématique sur les stéréotypes génériques (superhéros, western, space-opera…) de la bande dessinée traditionnelle »11. Cependant, « les éléments narratifs s’enclenchent mais le lecteur s’aperçoit soudain qu’ils ne mènent nulle part, que l’auteur l’a mystifié. […] La clarté, la lisibilité et les codes préservés de la figuration narrative débouchent sur l’opacité12 ». Ainsi, goguenard, un « résumé des chapitres précédents » se contente d’affirmer : « tout peut encore arriver dans le garage hermétique » (p. 24).

Dans sa propre lecture, Jacques Goimard note les incohérences du récit : « même des pièces maîtresses de l’histoire sont affectées par cette volonté de brouiller les pistes, de défaire la cohésion de l’ensemble »13. Mais même si « il y a du jeu dans les rouages du récit », « Mœbius a beau se moquer des lois du genre […], changer de personnages et de décors comme de chemise, ridiculiser les répliques toutes faites et les résumés des chapitres précédents, il n’en est pas moins obligé de faire progresser l’action ». En définitive, conclut-il : « Quand cet univers se révolte et exige d’accéder à l’existence, l’auteur est pris entre deux feux : d’un côté, le désir passionné de faire exister son rêve; de l’autre, la conscience de ne pas pouvoir lui donner la vie autrement qu’à coups de crayon. Voilà pourquoi il a cherché, tout au long de cette saga, à multiplier les surprises, à nourrir son récit d’enchaînements aléatoires qui, espère-t-il, lui feront perdre le contrôle des événements14. »

“La Déesse” (1990), Casterman, 2001, p. 62.

L’intérêt pour les « faux univers » de Philip K. Dick, comme pour les mondes à étages de la saga des hommes-dieux de Philip José Farmer, ou les visions chamaniques de Carlos Castaneda, légitime le recours à une narration labyrinthique, où les niveaux de réalité s’entrecroisent. Le troisième volet du Monde d’Edena, La Déesse (1990), en offre un exemple frappant. Deux niveaux de réalité s’entremêlent et s’interpénètrent, un niveau de réalité où Atana, échouée sur une planète inconnue, découvre la société dystopique du Nid, gouverné par la Paterne. Et un autre plan de la réalité purement mental, où elle plonge après qu’on lui ait tirée dessus, et où une créature effrayante lui arrache le cœur. (Elle avait déjà vu cette créature dans une vision en surimpression sur le réel.) Lorsqu’elle sort du coma, elle rencontre un enfant qui la projette dans son esprit, sous la forme d’un jardin où il lui explique l’histoire du Nid. Dans le rêve de l’enfant, Atana est emportée dans une bulle, alors qu’elle est retombée dans le coma. De son côté, l’enfant rencontre la créature malfaisante, qu’il combat, tandis qu’elle réapparaît dans le réel en lieu et place de la Paterne, au moment d’un attentat qui la tue. Par ces jeux sur les niveaux de réel et de récit, l’auteur noue l’intrigue du renversement d’un tyran à l’exploration d’un monde purement intérieur, régi par les métamorphoses, mais non sans effet sur le réel, où les esprits communiquent entre eux et avec une mystérieuse puissance.

Créateur démiurgique, Mœbius s’affirme à la confluence de sous-genres de la science-fiction qu’il a contribué à faire émerger, comme le cyberpunk, ou dont il détourne les codes pour le pur plaisir de relancer le récit, ou de brouiller à l’aide de la métalepse les frontières entre le réel et la fiction, à l’instar du major Grubert à l’issue du Garage hermétique, qui franchit une porte le menant tout simplement dans le métro parisien, loin de son vaisseau ou de la cité mégalithique.

Samuel Minne

 

“Le Garage hermétique”, p. 82.

1 Thierry Groensteen, La Bande dessinée depuis 1975, MA éditions, 1985, p. 120.
2 Bruno Lecigne, Avanies et Mascarades, Futuropolis, 1981, p. 110.
3 Ibidem.
4 Didier Péron, « Des planches à l’écran », Libération, 12 mars 2012.
5 « Dan O’Bannon, le scénariste alien », le cafard cosmique.
6 Voir Thierry Groensteen, « histoire de la bande dessinée muette I-II », 9e Art, n° 2, janvier 1997, p. 60-75, et n° 3, janvier 1998, p. 92-105.
7 Pour reprendre les termes de Benoît Peeters, Case, planche, récit, Casterman, réédité sous le titre Lire la bande dessinée, Flammarion, collection Champs, n° 530.
8 Y compris un ouvrage de Thierry Smolderen, Les Carnets volés du major, Bruxelles, Schlirf Book, 1983.
9 T. Groensteen, La Bande dessinée depuis 1975, p. 103.
10 Mœbius, cité par Groensteen, id. p. 121.
11 Idem, p. 103. Voir aussi Thierry Groensteen, « L’éternel retour du major Grubert », Trait de génie, Giraud/Mœbius, CNBDI, 2000.
12 Bruno Lecigne, op. cit., p. 108.
13 Jacques Goimard, «  Mœbius lecteur de Farmer » (Métal hurlant, avril 1980), repris dans Critique du merveilleux et de la fantasy, Paris, Pocket, collection Agora, 2003, p. 621.
14 Idem, p. 622, 624-625, 629.

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